Dans le chapitre 38 du livre de Job, Dieu pose toute une série de questions destinées à montrer à l’homme qu’il ne sait rien de tout ce que Dieu fait et qu’il est incapable d’en donner des explications.
On est intrigué dans la Vulgate par le verset 36 : « Qui a mis dans les entrailles de l’homme la sagesse, ou qui a donné au coq l’intelligence ? »
En effet, le passage où se trouve ce verset brosse de façon poétique les divers phénomènes météorologiques qui échappent au contrôle de l’homme. Le verset précédent disait : « Est-ce que c’est toi qui envoies les éclairs, et ils iront, et revenant ils te disent ; Nous voilà ? »
De nombreuses traductions juives et protestantes disent dans le contexte : « Qui a mis la sagesse dans la nuée (dans la brume sombre, aux sombres nuages), et qui a donné au météore l’intelligence ? » D’autres laissent tomber le contexte : « Qui a mis la sagesse dans les reins, ou qui donna l’intelligence à l’esprit ? »
Les Bibles « catholiques » modernes en français (Pirot-Clamer, Osty, Jérusalem, TOB) traduisent : « Qui a mis dans l'ibis la sagesse, (qui a) donné au coq l'intelligence ? »
En fait ce verset a deux mots dont on ne connaît pas la signification. Le deuxième, sekhvi, est celui que saint Jérôme a traduit par « coq ». Et il est amusant de voir que nos très modernes exégètes catholiques, qui n’ont que mépris pour la Vulgate, ont gardé cette traduction, au motif qu’on la trouve… dans la Vulgate (et dans un targum).
Quant au premier mot, il fallait trouver une traduction qui rende compte du parallélisme qui doit exister dans ce verset comme dans tant d'autres (ont-ils décidé). Alors on a trouvé l’ibis. Pourquoi ? Ici nous avons un bel exemple du caractère soi-disant scientifique de ces traductions. On a traduit « ibis » parce que le mot hébreu, toukhot, ressemble au nom du dieu Ibis des Egyptiens : Thot, ou Thoout, et l’ibis passait pour prévoir les crues du Nil. Sic. A condition, en outre, d’imaginer que l’auteur de Job connaissait les crues du Nil et ce talent de l’ibis, et, ne se souvenant plus du nom de l’oiseau, a mis un mot qui ressemble au nom du dieu. Ce n’est pas de la science, c’est du roman ! Ce mot se trouve une autre fois dans la Bible : dans le psaume 50,8, où il est question aussi de la sagesse, mais il veut dire ici ce qui, dans la sagesse divine, nous est caché, inaccessible, trop profond. Saint Jérôme a traduit par « absconditum (sapientiae) ». Le psautier de la Vulgate a « incerta (sapientiae) », ce qui est « incertain », confus, indiscernable pour les yeux de l’homme, traduction du grec adila. (C’est cette notion de profondeur qui dans Job a fait traduire « reins » par certains.)
Mais la Septante dit tout autre chose. Cette version de l’Ecriture, réalisée au IIIe siècle avant Jésus-Christ par des rabbins d’Alexandrie qui connaissaient assurément l’ibis et les crues du Nil, et aussi… l’hébreu, dit littéralement : « Qui a donné aux femmes la sagesse du tissus, ou la science de la broderie ? » C’est ce que traduisaient les anciennes versions latines, et c’est ainsi que le texte est cité tant par saint Ambroise que par saint Augustin : « Quis dedit mulieribus texturae sapientiam, et varietatum scientiam ? »
Cette (énorme) différence donne à saint Jérôme l’occasion d’un de ses plus brillants commentaires (dans son livre sur Job, chapitre 38). Il explique d’abord sa propre version en lui donnant un sens christique : Dieu le Père a mis la Sagesse, c’est-à-dire le Fils, dans des entrailles humaines, et l’intelligence du coq est celle des saints qui dans les ténèbres de ce monde demandent à Dieu d’envoyer sa lumière (Emitte lucem tuam et veritatem tuam – psaume 42), et celle des prophètes qui ont annoncé la venue du Christ, le vrai Soleil. Puis il passe au texte grec, dont il donne une plus longue explication. En bref, ce que dit Dieu ici paraît contredire ce qu’il dit dans l’Exode, où il confie à deux hommes, et non à des femmes, tous les travaux de couture et de broderie pour le Tabernacle. C’est qu’il faut (comme toujours) comprendre le texte biblique de façon spirituelle. Ces femmes, ce sont les âmes des saints, qui se tissent un vêtement de grand prix pour la vie éternelle, paré de broderies qui sont leurs bonnes œuvres.
Addendum
Je découvre qu'il paraît établi depuis longtemps que le commentaire sur Job n'est pas de saint Jérôme, et qu'il est désormais attribué de façon sûre au "prêtre Philippe", disciple de saint Jérôme. Ici le disciple vaut le maître (et lui ressemble étrangement)...
Commentaires
Merci beaucoup cher Yves de cette démonstration passionnante !
Si saint Jérôme se donne la peine d'interpréter la mystérieuse intelligence du coq (animal bien connu pour sa stupidité), il doit être sûr de son fait. En revanche, sur la Septante, je vous trouve taquin avec nos amies du beau sexe : d'abord, vous nous dites que les femmes ont la sagesse du tissu et la science de la broderie, ce qui relève d'un innéisme sexiste à faire frémir Marlène Schiappa ; ensuite, vous nous expliquez que, même ça, pour un juif de l'Ancien Testament relayé par saint Jérôme, les femmes le font moins bien que les hommes. Je vous trouve gonflé...
"Une maîtresse femme, qui la trouvera ?" Heureusement que j'en ai une à la maison, et que je ne lui arrive pas à la cheville...
Monsieur Daoudal en un mot comme en cent vos billets bibliques sont absolument extraordinaires et uniques en leur genre
Faites des livres s'il vous plaît
Bonjour,
je corrige une petite erreur factuelle dans votre commentaire : le mot שכוי (sèkhvi) est un vrai hapax, présent uniquement en Jb 38,36.
C'est le mot טחות (toukhôt) qui est présent aussi en Ps 51 (50),8.
J’en profite pour aller dans le sens des posts précédents et j’ai beaucoup de plaisir à lire vos commentaires bibliques (les autres aussi !) où votre bon sens, votre acribie et vos connaissances font souvent des merveilles et ouvrent les yeux, sur l’Ecriture comme sur notre société !
Sur le "coq intelligent", il faudrait plutôt l’interpréter comme "doué de discernement", parce c’est lui qui dans le continuum entre le jour et la nuit, peut annoncer le moment de la fin de la nuit et du début du jour.
Mais c’est aussi le "cœur" qui doit être capable de discernement entre le bien et le mal Interprétation autorisée par le rapprochement de ce verset avec celui de Ps 51 (50),8 évoqué : "Voici tu prends plaisir que la vérité (soit) dans les toukhot, et dans le satoum, tu m'apprends la sagesse". 'satoum' : ce qui est caché, scellé, recouvert, et pour Rachi, les 'toukhot' sont les reins.
Saint Grégoire le Grand dans ses "Moralia sur Job" fait un long développement en assimilant ce coq de Jb 38,36 au prédicateur, au commentateur de l’Ecriture (et il parle en fait de lui-même et de sa vocation), qui annonce le Jour à venir. On retrouve l’interprétation que vous mentionnez chez saint Jérôme. Saint Grégoire rapproche, lui, ce verset de deux "cocoricos" de saint Paul : "La nuit est avancée, le jour est proche, il est temps de sortir du sommeil" (Rm 13,11) et "Réveillez-vous, justes, ne péchez pas" (1 Co 15,34) et il évoque aussi un autre verset (difficile) : Pr 30,31 qui parle du "zarzir (animal mal identifié, les traductions varient sensiblement) matnaim (aux reins)" que la Vulgate traduit "coq qui a les reins ceints" (gallus succinctus lumbos), pour Grégoire l’image du prédicateur qui lutte contre la luxure (les reins ceins) et annonce la Parole.
On retrouve curieusement à nouveau l’association du coq (le cœur?) et des reins.
On a l'impression que ces trois versets (Jb, Ps, Pr) évoquent de manière indirecte une association très fréquente dans la Bible, celle "des reins et des coeurs" (même si les mots habituels de l’expression n'apparaissent pas), expression souvent employée à propos de la sollicitude de Dieu qui vient voir, comme le jardinier va vérifier si les fruits mûrissent, si l'homme est enfin disposé à vivre l'alliance qu’Il lui propose. Si le cœur profond (satoum) est celui du croyant dans lequel l’Esprit Saint prie le Père avec des gémissements ineffables (cf Rm 8.26), le sakvi serait une autre modalité de l’esprit humain qui recherche Dieu : la capacité de discernement.
Un rabbin du XIXe siècle, Samson Raphaël Hirsch, fait remonter le mot sakvi à une racine שכה à laquelle il rattache d’autres mots assez obscurs de la Bible :
- les maskiyot du coeur מַשְׂכִּיִוֹת (Ps 73,7 ; Nb 33,52 ; etc.) : généralement traduit par images, figures, pensée, imaginations...
- שַׂכִּין (sakin) un hapax en Pr 23,2 : « mets un couteau (sakin) à ton לֹעַ (hapax à nouveau, souvent traduit par ‘gorge’) si tu es adonné à la gloutonnerie" (Vulgate : et statue cultrum in gutture tuo si tamen habes in potestate animam tuam). La LXX ne traduit pas, mais commente le v. précédent.
- on pourrait rajouter le mot שֻׂכָּה, qui se trouve dans un verset de Job proche de notre verset de départ (Jb 40,31, ou numéroté 41,7 selon les versions) qu’on traduit en général par ‘harpon’, encore l’idée d’un objet tranchant, ou aiguisé.
- de ces éléments Hirsch induit le sens du mot sakvi en Jb 38,36 : un esprit aiguisé. On retrouve l’idée du coeur capable de discernement.
Je crois que les exégètes patentés n’acceptent en général pas les étymologies de Hirsch, qu'ils jugent "fantaisistes" et par ailleurs, pour aller dans leur sens, il faut reconnaître que ce verset de Jb 38,36 s’inscrit dans un contexte de description extérieure et cosmique, et que cette interprétation "intérieure" cadre mal avec l’ensemble du contexte.
Mais la Parole de Dieu serait-elle incapable de supporter plusieurs interprétations ?
Bon et saint dimanche !
En effet j'avais interverti les deux mots. Merci.
(Et c'est pourquoi en reprenant mon texte pour y ajouter ce que j'avais oublié: le rapport qu'on peut trouver avec le psaume 50, je n'ai pas pas pu... J'y revenais parce qu'il y a un mot qui peut faire référence à la fois au tissu et à ce qui est caché: la trame.)