Sandro Magister publie la traduction d’un très remarquable article de Mgr Inos Biffi paru dans l’Osservatore Romano. “Mgr Inos Biffi est enseignant à la faculté de théologie de Milan et à celle de Lugano. C’est un spécialiste de la théologie médiévale et il a écrit pour Benoît XVI la trame de plusieurs des catéchèses du mercredi que celui-ci a consacrées aux personnages les plus représentatifs de l’Église à cette époque.”
A lire pour changer un peu du totalitarisme thomiste. Il y a des jours où l’on se sent moins seul…
Extrait.
Celui qui est "en tout le premier" (Colossiens 1, 18) c’est, exactement, le Crucifié glorifié, qui existe avant toutes choses et en qui toutes choses subsistent. Cela revient à dire que Jésus rédempteur, par la grâce de son pardon, est le fondement ontologique et le motif historique de toute chose (cf. Colossiens 1, 17), l'Objet de l'éternel "dessein" de Dieu.
La première épître de Pierre parle du "sang précieux du Christ, agneau sans tache", "prédestiné dès avant la création du monde", "manifesté à la fin des temps" (1, 19-20). Et, quant aux prophètes, elle affirme qu’ils "voulaient sonder l’époque et les circonstances marquées par l’Esprit du Christ qui était en eux, quand il attestait d’avance les souffrances du Christ et la gloire dont elles seraient suivies" (1, 11).
Mais si Jésus ressuscité des morts est le Prédestiné, cela veut dire que la forme d’humanité originellement conçue et "préférée" par Dieu est l'humanité glorifiée du Fils, vers le triomphe duquel est orientée toute l’histoire.
En elle, toute humanité trouve sa raison d’être et son modèle : tous les hommes sont prédestinés, créés "dans la grâce", autrement dit "prédestinés à être semblables à l'image du Fils, pour que celui-ci soit le premier-né entre plusieurs frères" (Romains 8, 29).
Nous pouvons définir tout ce que nous avons décrit en reprenant les expressions de Paul : "Mystère de Dieu qui est le Christ" (Colossiens 2, 2), ou plus précisément : "Sage mystère de Dieu" qui est "le Christ crucifié" (cf. 1 Corinthiens 1, 21. 23).
Eh bien, la mission de la théologie est d’explorer ce mystère. Ceux qui s’y consacrent sont chargés de "parler de la sagesse de Dieu, qui est dans le mystère, qui est restée cachée et que Dieu a établie avant tous les siècles" (1 Corinthiens 2, 7).
C’est sur ce "réalisme" que se construit la théologie chrétienne, qui ne gagne pas à être délayée dans le monde des hypothétiques plans ou desseins divins. Ce que Dieu aurait pu faire, lui seul le sait. Tout a été créé dans la grâce de Jésus crucifié et ressuscité.
En particulier, c’est sur cette grâce qu’a été motivée la nature de l'homme. Une "nature pure", pour un "pur" but "naturel", n’a jamais existé et nous ne pouvons rien en savoir.
Commentaires
Le petit problème c'est que nous est donnée une nature privée de la grâce.
Je comprends maintenant pourquoi vous ne parlez jamais des droits de l'homme (sauf erreur), ni de la liberté religieuse. Je comprends aussi pourquoi Madiran et vous faites tant de cas de Soljenitsine, le traditionaliste anti-occidental.
Même si dans la réalité il ne nous est pas donné une nature sans la Rédemption, la distinction entre la nature et la grâce demeure fort utile et fort vraie. Car la grâce est d'un domaine supra rationnel, alors que la nature est de l'ordre du rationnel.
C'est notamment vrai en matière de droit. Je comprends aussi pourquoi vous vous méfiez de la déclaration universelle des droits de l'homme écrite par des thomistes.
Cela aboutit à des conclusions avec lesquelles je ne peux être d'accord : nous ne pourrions rien dire de l'ordre naturel (même si l'uchronie est écartée). Selon moi, nous pouvons dire des choses de l'ordre purement naturel, c'est à la sagesse humaine de le dire.
Vous reprochez au thomisme de faire de l'uchronie, mais ce n'est pas de l'uchronie, c'est une réflexion métaphysique. Si je distingue dans l'animal des fonctions végétales insensibles, des fonctions animales proprement dites, je ne fais pas de l'uchronie (qu'est-ce que cet animal aurait pu être s'il avait été créé plante ?), mais je distingue intellectuellement des fonctions selon leur ordre dans un animal qui dans la réalité vit selon un mystère que notre intellect ne peut exprimer.
Cette théologie est à la base de tous l'ordre occidental de la disctinction des sciences selon leur ordre (naturel ou surnaturel etc.) et de l'extraordinaire fécondité pratique de la métaphysique occidentale.
Cette métaphysique qui ne nie pas que dans le concret, l'homme est un homme pécheur et racheté et que ces vérités sont indissociables.
C'est pourquoi je resterai maritainien et gilsonnien, papiste donc thomiste et finalement "moderne" sans "modernisme" ni kantisme (c'est la même chose).
Merci en tous cas de nous ouvrir aux horizons de la théologie orientale.
Je ne connais rien à la philosophie et encore moins à Saint Thomas. A la lecture de votre chapeau, deux solutions s'offrent à moi, ou bien me plonger dans les études de théologie ou bien vous demander si vous pouvez vous expliquer un peu plus longuement. De mon point de vue, la seconde option est la plus facile ! D'un aute côté, une conférence sur le sujet à l'Université du CHACH ne serait pas vraiment bien vue et je comprends que ce blog ne soit pas le lieu pour de tels développements. Peut-être pouvez-vous au moins m'indiquer une référence à lire quand j'aurai le temps... Merci en tout cas.
@ fabien,
Il n'est pas certain que monsieur Daoudal veuille s'expliquer sur la question.
Il y a quelques années j'ai été un militant des centre Charlier, j'adorais Madiran. Puis je me suis aperçu qu'il y avait quelque chose qui ne "collait" pas chez ces personnes et dans ce mouvement.
Aujourd'hui, je comprends mieux grâce à la lecture des documents du Saint Siège. Je me suis complètement détaché du lefebvrisme, du madiranisme et des centres Charlier, non sans reconnaître l'intérêt de certains points qu'ils mettent en évidence.
Si vous deviez lire un texte, lisez le "Compendium de doctrine sociale". C'est gratuit, c'est sur le site du Saint-Siège.
http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/justpeace/documents/rc_pc_justpeace_doc_20060526_compendio-dott-soc_fr.html
Cela dit je ne pense pas que monsieur Daoudal comprenne tout à fait le sens du texte de Magister. Ce texte ne contredit pas saint Thomas.
Vous pouvez distinguer intellectuellement sans que vous ne sachiez que dans la réalité les choses restent unies.
A un autre point de vue l'histoire reste l'histoire : il y a bien un avant le péché originel, un après le péché originel et un après la Passion et la Résurrection, un après la Pentecôte.
Et qu'aujourd'hui tous ces événements historiques restent unis théologiquement. Selon Benoît XVI la croix et la résurrection restent nécessairement unies, l'une de na va pas sans l'autre et... si j'ose dire l'autre ne va pas sans l'une.
Ce qui me gène dans les idées de monsieur Daoudal, c'est le défaut de communion avec l'ensemble de l'humanité, ou encore (ce qui est substantiellement la même chose) le refus des droits de l'homme découlant de sa dignité.
"En particulier, c’est sur cette grâce qu’a été motivée la nature de l'homme. Une "nature pure", pour un "pur" but "naturel", n’a jamais existé et nous ne pouvons rien en savoir." Certes, il est possible de voir cela comme cela (moi je ne le dirais pas comme cela), mais il n'empêche que même si nous ne pouvons rien savoir historiquement, concrètement de la nature sans la grâce, nous pouvons distinguer, nous devons distinguer au moins juridiquement.
Sur la définition du mariage par exemple qui se définit selon la nature et non selon la grâce (grâce qui ne contredit pas la nature, mais la perfectionne), comme l'union contractuelle de deux êtres humains de sexes différents et CHACUN CAPABLE d'actes susceptibles de procréer (avoir matériellement l'usage d'organes génitaux permettant le coït) en cela nous serons bien obligés de faire abstraction de la grâce pour cette définition purement naturelle.
Le drame, c'est que, d'une part, les évêques violent les droits naturels à la liberté religieuse et les droits des peuples (surtout de culture occidentale) à leur culture de concert avec les gauches et les libéraux et que, d'autre part les "traditionalistes" refusent de reconnaître les droits naturels de l'homme.
Si monsieur Daoudal se sent moins seul, moi je me sens de plus en plus seul. (En outre, ma reconnaissance des droits naturels de l'homme m'a coûté très cher dans ma vie privée). De plus en plus seul, mais de plus en plus serein.
Nous sommes faits pour la vérité dans laquelle notre esprit se repose.
Je n'aime pas discuter sans fin sur internet mais par amitié je dois répondre. Merci d'abord pour votre tentative d'explication. Malheureusement, je ne suis pas aussi avancé que vous et en suis encore au stade d'"adoration" du Centre Charlier. Enfin un lieu où la doctrine sociale de l'Eglise est non seulement enseignée mais aussi vécue ! A vrai dire, je n'ai jamais rencontré de personnes aussi riches et lumineuses que là.
Pour ce qui est des droits de l'homme, je connais un petit peu les débats entre catholiques au XXieme siècle. Moi que la philo agace, je m'en remets à Saint Irénée :
"La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant,
et la vie de l'homme, c'est Dieu."
Bien à vous.
Eh bien oui, "la gloire de Dieu, c'est l'homme vivant,
et la vie de l'homme, c'est Dieu."
C'est pas juste, si vous posez une question et que vous y répondez mieux que je ne pourrais le faire...
Pour répondre de façon brève, schématique, voire caricaturale (ce que pensera Denis Merlin, que je remercie pour ses excellents commentaires même si je ne suis pas d'accord):
A partir de saint Thomas d'Aquin (par Aristote), on a commencé à casser l'homme en deux: il y aurait un homme naturel, dépourvu de la grâce, et un homme auquel on a greffé la grâce. Je suis toujours traumatisé par la lecture que je fis, il y a très longtemps, lorsque je suis revenu à la foi (lorsque la foi m'est revenue), d'un livre de Daujat qu'il "fallait lire", parce que, me disait-on, c'était la plus pure doctrine. Ce livre était divisé en deux parties: l'homme selon la nature, l'homme selon la grâce.
Je me disais: ce n'est pas possible. On ne peut pas ainsi diviser l'homme. Nulle part dans la Bible on ne voit cela. Bien au contraire, l'anthropologie biblique insiste sur l'unité de l'homme. Il en est de même chez les pères de l'Eglise (exemple; saint Irénée).
Cette dichotomie entre la nature et la grâce en l'homme a conduit saint Thomas d'Aquin à inventer des choses qui ne sont pas dans l'Ecriture et la Tradition, et même qui sont contraires à l'Ecriture et à la Tradition: ainsi affirme-t-il, et tous les thomistes avec lui (et ils prétendent que c'est la vraie et seule doctrine catholique), que l'homme a été créé mortel, et que Dieu lui a fait le don "préternaturel" de l'immortalité au paradis terrestre. Cela ne correspond pas à ce qu'on lit dans la Genèse, ni dans l'Evangile, ni dans saint Paul, ni chez les pères.
C'est pourquoi c'est une divine surprise, pour moi, de lire chez un théologien occidental, et qui est de plus un collaborateur du pape, que le vrai "réalisme" n'est pas du tout celui dont parle saint Thomas d'Aquin, car le réel est le mystère christique (le Christ qui est en tout le premier, etc.), et non une nature que personne n'a jamais vue, car
"une "nature pure", pour un "pur" but "naturel", n’a jamais existé et nous ne pouvons rien en savoir.
Merci, c'est lumineux et vraiment enthousiasmant (sans jeu de mot). A bientôt,
En fait, la discussion existe depuis longtemps, bien avant St Thomas d'Aquin. Déjà St Augustin proposait sa vision, où le libre arbitre n'avait que peu de place dans le salut final de l'homme, et où la grâce de Dieu était, de loin, le critère déterminant pour obtenir son salut. Il s'opposait au moine Pelage, lequel, au contraire, minimisait la grâce et insistait sur la volonté et le libre arbitre de l'homme.
St Thomas a opéré, il me semble, une synthèse entre les deux propositions : Libre arbitre + grâces sont nécessaires à l'homme : Ce dernier doit faire des efforts pour obtenir son salut, mais ce n'est pas suffisant, il lui faut aussi la grâce de Dieu, mais, dans le même temps, la grâce de Dieu ne s'obtient que par les efforts, d'où une forme d'équilibre.
Les églises orientales ont rejeté l'augustinisme, et ont toujours été plus proches d'une vision pélagienne des choses.
C'est effectivement assez surprenant de voir une théologien romain proposer cette vision des choses. De plus, il me semble que Benoît XVI est plutôt proche de la vision thomiste traditionnelle.