On ne sait pas trop par quel bout prendre ce texte intitulé « Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps ». On pourrait considérer que ce temps, c’était les années 60 du XXe siècle et que ce n’est plus le nôtre, donc que ce texte ne nous regarde plus, sauf éventuellement d’un point de vue historique. Mais de nombreux clercs, et les papes eux-mêmes, continuent de s’y référer. On ne peut donc pas y échapper. En première approche, on peut voir qu’il s’agit d’un texte interminable, constitué de deux parties interminables, précédées d’un « exposé préliminaire » interminable que précède un étrange « avant-propos ». Le titre lui-même est étrange, car on n’avait jamais vu une « constitution » qui ne fût pas doctrinale, qui parle de l’air du temps, et qui se dise « pastorale », sans préciser ce que l’on entend par là.
Bref, c’est une bouteille à l’encre, et au titre on a ajouté une longue note, qui paraît bien faire partie du texte conciliaire en tant que tel (d’ailleurs elle est en latin), et qu’il faut citer en entier car elle est très caractéristique de l’embarras que provoque le document :
« La Constitution pastorale L’Église dans le monde de ce temps, si elle comprend deux parties, constitue cependant un tout. On l’appelle Constitution “pastorale” parce que, s’appuyant sur des principes doctrinaux, elle entend exprimer les rapports de l’Église et du monde, de l’Église et des hommes d’aujourd’hui. Aussi l’intention pastorale n’est pas absente de la première partie, ni l’intention doctrinale de la seconde. Dans la première partie, l’Église expose sa doctrine sur l’homme, sur le monde dans lequel l’homme est placé et sur sa manière d’être par rapport à eux. Dans la seconde, elle envisage plus précisément certains aspects de la vie et de la société contemporaines et en particulier les questions et les problèmes qui paraissent, à cet égard, revêtir aujourd’hui une spéciale urgence. Il s’ensuit que, dans cette dernière partie, les sujets traités, régis par des principes doctrinaux, ne comprennent pas seulement des éléments permanents, mais aussi des éléments contingents. On doit donc interpréter cette Constitution d’après les normes générales de l’interprétation théologique, en tenant bien compte, surtout dans la seconde partie, des circonstances mouvantes qui, par nature, sont inséparables des thèmes développés. »
Cette note vient du fait que la seconde partie était une série d’annexes qu’on a fini par intégrer à la constitution sans pouvoir en définir ni même évaluer son autorité… Donc, dans la « dernière partie », attention aux sables mouvants, du moins pour ceux qui par le plus grand des hasards ou par secret masochisme auraient réussi à lire le texte jusque-là.
Car l’autre particularité de Gaudium et Spes, malgré sa longue et chaotique histoire au long du concile, est que le texte n’est pas fait pour être lu. « Gaudium et Spes » est un slogan que l’on va pouvoir brandir pour installer la subversion dans l’Eglise.
Dans un texte remarquable écrit en 1975, pour le dixième anniversaire du concile, le théologien Joseph Ratzinger, qui ne parlait pas encore d’herméneutique de la rupture mais la dénonçait déjà, soulignait que pour les théologiens et le clergé progressistes Gaudium et Spes – en réalité l’avant-propos de Gaudium et Spes - devait être considéré comme le sommet du concile, préparé par les autres grands textes déjà votés. Et que les autres textes devaient être interprétés à leur tour à l’aune de l’avant-propos de Gaudium et spes. Alors que selon une herméneutique correcte du concile il faut faire l’inverse : la constitution pastorale ne peut être interprétée qu’à l’aune des constitutions dogmatiques, et de ce que celles-ci disent vraiment.
En bref, Gaudium et spes fondait la théologie de la libération (et de Mai-68), le « catéchisme hollandais » et tout ce détruisait la tradition catholique, et il ressortait donc de cette prééminence de Gaudium et spes et de l’interprétation qu’on lui donnait, que Lumen gentium supprimait toute distinction entre clercs et laïcs, que Sacrosanctum concilium instaurait la messe en langue vulgaire face au peuple, etc.
L’avant-propos de Gaudium et spes est le texte de « l’ouverture au monde ». L’Eglise s’adresse au « monde », avec lequel elle veut « dialoguer ». Joseph Ratzinger constatait que le concept de « monde » dont il est question n’était pas défini, et en restait « dans une grande mesure à un stade pré-théologique, grâce à quoi précisément il a pu avoir son influence particulière ».
Autre caractéristique : « le texte, et plus encore les délibérations où il a pris naissance, respirent un optimisme étonnant ». Ce que le théologien Ratzinger appellera ensuite « l’optimisme naïf du concile ».
On sait que les textes du magistère sont désignés par leurs deux premiers mots, lesquels sont évidemment soigneusement choisis. Ici, c’est « la joie et l’espoir ». L’espérance ? Non, il s’agit de l’espoir strictement humain. Et, pour insister sur ce point, la « traduction officielle de l’Episcopat français » (sic) met les deux premiers mots au pluriel : « Les joies et les espoirs ».
En réalité, le texte commence ainsi (dans la traduction susdite) : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. »
C’est beau comme l’antique. Mais de cette belle envolée il ne reste que « gaudium » et « spes » : les joies et les espoirs du monde contemporain. Le concile chausse des lunettes roses et regarde avec admiration et tendresse ce monde des années 60, il embrasse d’un seul geste l’ensemble du « genre humain », et, « en proclamant la très noble vocation de l’homme » (sans autre précision), « et en affirmant qu’un germe divin est déposé en lui, ce saint synode offre au genre humain la collaboration sincère de l’Eglise pour l’instauration d’une fraternité universelle qui réponde à cette vocation. »
D’un côté, une bonne partie de la planète est sous le joug du communisme soviétique, l’autre partie est peu ou prou dominée par un libéralisme capitaliste sans foi ni loi. Et c’est à ce « monde »-là que l’Eglise fait un grand sourire et offre sa collaboration sincère pour l’instauration d’une fraternité universelle…
Hélas ce n’est pas être de mauvaise foi que de constater que les expressions « genre humain » et « fraternité universelle » renvoient trop facilement à une idéologie proclamant que « l’internationale sera le genre humain ». Et c’est bien ainsi que le comprendront les prêtres guérilleros en Amérique latine, les dominicains sur les barricades de Mai-68 et les innombrables militants chrétiens contre la guerre du Vietnam…
Commentaires
Waouh ! Démontage en règle de 'Gaudium et spes'. Merci pour cette analyse critique M. Daoudal. En fait, merci surtout pour toutes ces analyses de documents de Vatican II, très instructif. Personnellement j'apprends beaucoup de choses.
Vous avez une lecture trop madiraniste du document.
Gaudium et spes prend acte de l'enrichissement de l'humanité. C'est un fait nos ancêtres vivaient très différemment de nous, ils avaient à leur disposition des moyens beaucoup, beaucoup plus faibles que les nôtres. Cela a changé non seulement la vie quotidienne, mais encore les mentalités etc.
La destinée de l'homme qui fonde ses droits, c'est le ciel, c'est la destinée après la mort.
Un passage de Gaudium et spes est consacré au "mystère de la mort" § 18 qui marque les limites du message catholique sur l'au-delà. C'est théologiquement intéressant.
En laissant Gaudium et spes aux marxistes et aux progressistes auto-proclamés tels (on n'est jamais si bien servi que par soi-même), vous passez à côté d'un document qui condamne le communisme,
http://denismerlin.blogspot.fr/2007/10/vatican-ii-contre-le-communisme.html
condamne le kantisme
http://denismerlin.blogspot.fr/2010/01/gaudium-et-spes-contre-kant.html#links
En un mot Gaudium et spes est un texte très intéressant et très éclairant.
Non, décidément, ne laissons pas Gaudium et spes aux ennemis de l'Eglise, mais réapproprions-nous la.