Après avoir évoqué le peuple de Dieu dans son ensemble, Lumen gentium se penche sur les différentes composantes de ce peuple. C’est d’abord « la constitution hiérarchique de l’Eglise et spécialement l’épiscopat » (chapitre III).
Ici il y a deux enseignements « nouveaux » à relever : la « collégialité », et la sacramentalité de l’épiscopat.
Si les théologiens ne nous le faisaient pas remarquer, cela passerait inaperçu, tant la chose paraît normale et logique. Mais le fait est que l’Eglise ne l’avait jamais défini. C’est donc chose faite : « Le saint Concile enseigne que, par la consécration épiscopale, est conférée la plénitude du sacrement de l’Ordre, que la coutume liturgique de l’Église et la voix des saints Pères désignent en effet sous le nom de sacerdoce suprême, la réalité totale du ministère sacré. » C’est important dans le sens où là encore on met un terme à une longue dérive, celle du juridisme romain qui montrait essentiellement les évêques comme des prêtres ayant des pouvoirs que les simples prêtres n’ont pas. Des « pouvoirs » qui sont en fait « les charges (munera) d’enseigner et de gouverner ». Mais ces pouvoirs qui sont des services dérivent du fait que les évêques sont revêtus de la plénitude du sacerdoce : ce n’est pas administratif, c’est sacré.
Cette évolution avait été préparée par la brève constitution Sacramentum ordinis de Pie XII (1947) où ce pape décidait et décrétait « de par sa suprême autorité apostolique » que « la matière et la seule matière des Ordres sacrés du diaconat, de la prêtrise et de l’épiscopat est l’imposition des mains ; de même, la seule forme sont les paroles qui déterminent l’application de cette matière, paroles qui signifient d’une façon univoque les effets sacramentels, à savoir le pouvoir d’ordre et la grâce de l’Esprit-Saint, paroles que l’Église accepte et emploie comme telles. » Or le concile de Florence (1439) avait décrété que le sacrement de l’ordre était conféré par la porrection du calice avec le vin et de la patène avec le pain, c’est-à-dire la transmission d’un pouvoir : « Reçois le pouvoir d’offrir… » Tandis que depuis 1947 (et en union explicite avec les Eglises d’Orient), la formule d’ordination est ce passage de la Préface : « Envoie sur lui, nous t’en prions, le Saint-Esprit… »
Quant à la collégialité, elle a fait couler beaucoup d’encre. Pourtant, si l’on suit le texte conciliaire, il est difficile de ne pas y voir un développement authentique de la tradition.
Certes, au titre de la « constitution hiérarchique », on évoque d’emblée le « collège épiscopal » en omettant de commencer par un chapitre sur le pape. Mais en réalité le concile se place immédiatement et explicitement « sur les traces du premier concile du Vatican » pour réaffirmer que Jésus-Christ a placé saint Pierre à la tête des autres apôtres « instituant, dans sa personne, un principe et un fondement perpétuels et visibles d’unité de la foi et de communion ». Et l’on précise aussitôt : « Cette doctrine du primat du Pontife romain et de son infaillible magistère, quant à son institution, à sa perpétuité, à sa force et à sa conception, le saint Concile à nouveau la propose à tous les fidèles comme objet certain de foi. » Mais Vatican I s’était arrêté en chemin, et Vatican II poursuit donc la réflexion sur le collège des apôtres et leurs successeurs les évêques. De fait, il était question de discuter d’un autre texte sur l’Eglise, à Vatican I, mais le concile fut abrégé à cause de la guerre de 1870.
Vatican II enseigne donc que le pape et les évêques constituent un collège, comme Pierre et les autres apôtres, et donne quelques arguments, dont celui des conciles œcuméniques et des conciles régionaux. Et de fait l’histoire de l’Eglise nous montre qu’il y eut de très nombreux conciles régionaux au cours du premier millénaire, où les évêques se réunissaient pour prendre des décisions, tandis que de leur côté les Eglises orientales étaient (et sont) toutes constituées en Eglises synodales. Puis les évêques occidentaux ont été de plus en plus isolés dans leurs diocèses, encore que, souligne Lumen gentium, le fait qu’il ait toujours fallu « appeler plusieurs évêques pour coopérer à l’élévation d’un nouvel élu au ministère sacerdotal le plus élevé » demeure une manifestation de collégialité.
Le point central de l’enseignement est celui-ci :
« L’ordre des évêques, qui succède au collège apostolique dans le magistère et le gouvernement pastoral, bien mieux dans lequel le corps apostolique se perpétue sans interruption constitue, lui aussi, en union avec le Pontife romain, son chef, et jamais en dehors de ce chef, le sujet du pouvoir suprême et plénier sur toute l’Église, pouvoir cependant qui ne peut s’exercer qu’avec le consentement du Pontife romain. »
On peut certes y voir une correction de Vatican I et, plus largement, de la tradition occidentale du deuxième millénaire, et aussi s’interroger sur ce qu’est ce « pouvoir suprême et plénier » qui ne peut s’exercer qu’avec le consentement du pape qui a lui-même le « pouvoir suprême et plénier » sur toute l’Eglise. Mais il est impossible d’y voir la moindre dérive « conciliariste ». Le pouvoir du pape est fortement réaffirmé avant et après la phrase que je viens de citer. Avec une insistance qu’on peut même trouver quelque peu exagérée. Et pourtant, il s’est trouvé des commentateurs pour tordre le texte à tel point que le pape Paul VI se crut obligé d’ajouter la fameuse « note explicative préliminaire » qui… répète ce que l’on vient de dire. (Mais on lui sait gré aussi de préciser ce que le concile entend par « pouvoirs » et « charges », dans le sens que j’ai indiqué, et que le mot « collège » n’est pas pris au sens strictement juridique, ce qui me semble aller de soi, mais n’allait pas de soi pour certains évêques et théologiens fortement marqués, précisément, par le juridisme, et quelque peu perturbés par le style disons patristique du texte.)
Cette notion de collégialité permet aussi de souligner que les évêques ne sont pas seulement évêques de leurs diocèses, mais que leur sollicitude pastorale doit s’étendre à l’Eglise universelle. Notamment pour l’annonce de l’Evangile, donc pour les missions.
…
Curieusement, alors que le chapitre commençait par parler du pape, il faut attendre le développement sur la fonction d’enseignement des évêques pour que soit précisé ce qu’on entend par infaillibilité pontificale (par distinction, donc, d’avec l’infaillibilité des évêques pris en corps). Et l’on constate que Lumen gentium reprend, fort discrètement, mais reprend telle quelle, la définition de Vatican I, avec la fameuse expression que les définition du pontife romain sont « irréformables par elles-mêmes (ex sese) et non en vertu du consentement de l’Eglise ». Etait-il nécessaire de rappeler cela dans un concile qui se veut ouvert sur l’œcuménisme ? Car ce « ex sese » est irrecevable pour les orientaux, y compris catholiques : en 1870, dehors du patriarche arménien Hassoun (qui était une créature de Pie IX et dut démissionner quelques années plus tard), les patriarches et les deux tiers des évêques d’Orient étaient partis prématurément de Rome pour ne pas avoir à signer ce texte.
Le cardinal Ratzinger y voyait le point culminant de la dérive d’une conception juridique (et non plus sacramentelle) de l’Eglise : « La volonté du souverain semble devenir la source du droit, créant à partir d’elle-même (« ex sese ») un nouveau droit qui ensuite oblige tout le monde sans que personne ait été consulté ». Et c’est en effet sur le seul plan juridique qu’on peut comprendre le « ex sese », car sur le plan doctrinal il est bien évident qu’une définition proclamée par le souverain pontife ne peut être qu’une expression non de lui-même, mais de la Tradition. On a vu plus haut que Pie XII, redéfinissant le sacrement de l’ordre, utilise des expressions qui laissent entendre qu’il y engage son infaillibilité, mais précisément, c’est en lien direct avec la tradition.
D’après le cardinal Ratzinger il y avait eu des tentatives pendant le concile d’expliquer le texte de Vatican I d’une façon qui soit plus acceptable par tous, mais que les dissensions étaient telles que ce fut impossible. C’est après le concile, en 1973, dans la déclaration Mysterium Ecclesiæ de la Congrégation pour la doctrine de la foi, que fut tentée une explication. Elle est ainsi résumée par le cardinal Ratzinger : « On dit maintenant, avec beaucoup plus de justesse, que le travail du Magistère s’accomplit toujours sur l’arrière-plan de la foi et de la prière de l’Eglise entière, mais qu’il ne peut pourtant pas être limité à l’expression d’opinions déjà disponibles, mais qu’il doit aussi, selon les circonstances, en liaison avec la parole de Dieu écrite et transmise, faire preuve d’initiative. A la confusion d’une Eglise sans consensus, il a à dire la parole qui a le droit d’exiger le consentement de tous. »
On peut ajouter qu’il n’y a jamais eu de définition dogmatique selon le dogme de l’« ex sese » et qu’il n’y en aura certainement jamais… Cette formule est donc un obstacle inutile à l’union avec les orthodoxes, et même sans doute le premier obstacle, sauf si, effectivement, on la comprend comme le fait Mysterium Ecclesiæ.
On remarque que, juste après, dans le développement sur la fonction de sanctification des évêques, on trouve une affirmation proche (quoique distincte) de celle qui est centrale dans l’ecclésiologie orientale : c’est l’eucharistie célébrée par l’évêque en communion avec ses prêtres et ses fidèles qui fonde l’Eglise : « Chaque fois que la communauté de l’autel se réalise en dépendance du ministère sacré de l’évêque, se manifeste le symbole de cette charité et “de cette unité du Corps mystique sans laquelle le salut n’est pas possible”. Dans ces communautés, si petites et pauvres qu’elles puissent être souvent ou dispersées, le Christ est présent par la vertu de ce qui constitue l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique. » (Le texte fait référence à saint Ignace martyr puis à saint Augustin, et la citation médiane est de saint Thomas d’Aquin.)
Le chapitre sur la constitution hiérarchique de l’Eglise se termine par un paragraphe sur les prêtres, et un dernier, plus bref, sur les diacres.