Cependant Bruno, ayant abandonné la ville [de Reims], résolut aussi de renoncer au siècle, et, détestant le voisinage des siens, il se rendit au pays de Grenoble. Là, choisissant un rocher très escarpé, d'un aspect effrayant, auquel on ne pouvait parvenir que par un sentier difficile et très rarement fréquenté, au dessous duquel s'ouvrait une vallée ou plutôt un gouffre profond, il y établit son habitation, et y fonda une règle, que suivent encore aujourd'hui ceux qui l'y suivirent. Voici quelles en sont les lois.
D'abord l'église est située sur un penchant peu incliné et très peu loin de la base de la montagne ; elle renferme treize moines ; lesquels habitent un cloître, très convenable à des hommes voués à la vie de cénobites ; mais ils n'y vivent pas réunis comme les autres cénobites le sont dans leurs cloîtres. En effet, chacun a sa cellule particulière autour du cloître, dans laquelle il travaille, dort et mange. Les dimanches ils reçoivent du pourvoyeur chacun sa nourriture, c'est-à-dire du pain et des légumes, qui sont leur seul aliment, et chacun les fait cuire chez lui. Quant à l'eau, soit pour boire, soit pour les autres besoins, ils en ont autant qu'il leur en faut, par un conduit qui tourne autour de toutes les cellules, et arrive même dans l'intérieur par de petits tuyaux. Les dimanches, et surtout les jours de fête, ils mangent du poisson et du fromage : je dis du poisson, non qu'ils l'achètent eux-mêmes, mais parce qu'ils en reçoivent de la munificence de quelques hommes de bien.
De l'or, de l'argent, des ornements d'église, ils n'en ont reçu de personne, et n'ont en effet rien de tout cela, si ce n'est leur calice d'argent. Dans cette église, ils ne se rassemblent pas aux mêmes heures que nous, mais à d'autres qu'ils ont déterminées. Le dimanche, si je ne me trompe, et les jours de fêles solennelles, ils entendent la messe. Jamais ils ne se fatiguent à parler ; car s'ils ont besoin de quelque chose, ils le demandent par signes : s'ils boivent quelquefois du vin, il est tellement faible qu'il ne prête aucune force, n'est d'aucune saveur à ceux qui le goûtent, et qu'il est à peine différent de l'eau ordinaire. Ils portent un cilice pour couvrir leur nudité, et leurs autres vêtements sont très légers. Ils vivent sous la conduite d'un prieur : les fonctions d'abbé et de prévôt sont remplies par l’évêque de Grenoble, homme éminemment religieux. Tandis qu'ils se resserrent dans une aussi étroite pauvreté, ils ont amassé une riche bibliothèque : car moins ils possèdent de ce pain qui n'est que matériel, plus ils suent et se travaillent pour acquérir cette autre nourriture qui ne périt point, mais vit éternellement. (…)
Ce lieu est appelé la Chartreuse : ils y cultivent quelque peu de terrain pour y récolter du blé. Du reste, c'est avec les toisons des brebis, qu'ils nourrissent en assez grand nombre, qu'ils se pourvoient de toutes les choses nécessaires à leur usage. Il y a au pied de cette montagne plusieurs petites habitations, où plus de vingt laïques vivent constamment sous leur direction. Ces moines sont animés d'une telle ardeur de contemplation, que le long temps écoulé depuis leur institution ne les a point détournés de leur première règle, et que leur zèle ne s'est point refroidi par la continuité d'un si rude mode de vie.
De là, et je ne sais à quelle occasion, cet admirable Bruno se retira, laissant fortement inculquées dans l’âme de ses moines, par le souvenir de ses paroles et de ses exemples, toutes les règles qu'il avait établies ; il se rendit dans la Pouille et dans la Calabre, sans que je puisse indiquer le lieu plus précisément, et il y établit une règle de vie toute pareille. Vivant en ce lieu avec grande humilité, et répandant tout autour de lui l'éclat de ses pieux exemples, il fut appelé par le siège apostolique à la dignité d'évêque, et la refusa. Redoutant le siècle, et de peur de perdre les choses de Dieu auxquelles il avait pris goût, en refusant un si important office, il repoussa non point les choses divines, mais bien les grandeurs du siècle.
Telles furent les saintes personnes qui donnèrent les premiers exemples d'une sainte conversion. A celles-ci vint s'agréger aussitôt un immense troupeau d'hommes et de femmes ; enfin de tous les Ordres on y accourut en foule. Parlerai-je des différents âges ? Des enfants de dix et onze ans concevaient des pensées de vieillards, et supportaient une vie bien plus dure que leur jeunesse ne semblait le permettre. Il arrivait en ces conversions ce qu'on avait accoutumé de voir chez les anciens martyrs ; on trouvait dans les corps frêles et délicats une foi bien plus vive que chez ceux en qui brillait l'autorité d'un grand âge ou d'une grande science.
Or, comme il n'y avait de lieu de retraite pour les moines que dans un petit nombre de monastères très anciens, on commença de tous côtés à construire de nouveaux établissements, et de tous côtés on assura de grands revenus pour fournir à la subsistance de cette multitude. Ceux qui n'avaient pas les moyens de fonder de grands établissements fondaient une maison et des revenus pour deux, pour trois, pour quatre, enfin pour autant de frères, qu'ils avaient la possibilité d’en faire nourrir. De là il arriva que dans les campagnes, les bourgs, les villes, les lieux fortifiés, et bien plus, dans les forêts et dans les champs, on vit surgir tout à coup des essaims de moines, se répandant de toutes parts, et qu'on entendit retentir le saint nom de Dieu, et briller la pompe du culte des Saints dans les lieux où les bêtes féroces avaient jusqu'alors établi leur retraite et les larrons leur asile.
(Vie de Guibert de Nogent par lui-même, livre I, chapitre XI)