"KATEHON"

Plusieurs chroniqueurs, notamment italiens, dont Antonio Socci, ont qualifié Benoît XVI de « Katechon ». Ils voyaient en lui, et à juste titre, l’incarnation de ce personnage mystérieux dont parle saint Paul, « celui qui retient » l’Antéchrist, celui qui empêche l’enfer d’envahir la terre. En 2013 Benoît XVI a été contraint de se retirer, par ces forces précisément ont il retenait l’avancée. L’arrivée de son successeur n’a fait que confirmer qu’il était en effet le Katechon, et peut-être le dernier de notre histoire.

L’année suivante a commencé discrètement un site internet russe intitulé Katehon (avec le h transcrivant le Х russe qui est la même lettre que le Χ grec, prononcé comme le h en croate ou en Slovène, à savoir comme le ch polonais ou allemand). En 2015 ce site s’est étoffé, et à partir de 2016 il est devenu un pôle important de la pensée russe.

Katehon est dirigé par l’oligarque Konstantin Malofeev, fondateur et président de la plus grande fondation privée russe, la Fondation Saint-Basile-le-Grand, dédiée à l’origine à la santé des enfants, puis à l’éducation, à la formation des enfants, et au soutien de l’Eglise orthodoxe russe. En 2007, Konstantin Malofeev avait déjà fondé le collège Saint-Basile-le Grand, destiné à délivrer un enseignement traditionaliste. En 2015 il a fondé la chaîne de télévision Tsargrad ("ville de l'empereur", nom russe de Constantinople), et le mouvement monarchiste L’Aigle bicéphale, dont il avait l’intention de faire un parti politique, ce qu’il a abandonné en constatant que Vladimir Poutine pouvait rester indéfiniment au pouvoir comme un tsar...

On lira ci-dessous la traduction du texte inaugural du premier numéro de la revue Katehon, publié en 2016. Il montre clairement un mode de pensée qui a quasiment disparu en Occident mais qui était le mode de pensée médiéval. C’est ce que Katehon, et notamment son premier maître à penser Alexandre Douguine, appelle la « Symphonie byzantine » : l’alliance du trône et de l’autel en mode oriental. Katehon a parlé à plusieurs reprises de la visite de Poutine à l’Athos, où les moines l’avaient fait asseoir sur le siège réservé à l’empereur, ce qui avait provoqué un petit incident diplomatique avec le gouvernement grec… Un point central aussi de la pensée de Katehon est que la Russie n’est pas une périphérie de l’Europe mais un centre à part entière.

Il est intéressant de lire, par exemple, l’article de Douguine sur le mariage à la cathédrale de Saint-Pétersbourg, en 2021, du grand-duc Georgy Mikhailovich Romanov (qui est aussi Georges de Hohenzollern), né de la famille Romanov en exil depuis la révolution bolchevique, descendant, souligne Douguine, de Kirill Vladimirovich, petit-fils d’Alexandre II, qui en 1924 s’était proclamé tsar de toutes les Russies sans avoir la moindre perspective de pouvoir l’être un jour, sans même en avoir le droit. Mais il avait décidé de se charger du « fardeau du katechon », à titre symbolique, ce qu’avait reconnu l’Eglise russe hors-frontières. « La grande histoire sacrée suit son propre chemin », conclut Douguine.

Katehon reproche à l’Occident d’avoir abandonné sa tradition religieuse et politique et d’avoir fini par se livrer à l’apostasie et aux pires idéologies de la décadence libérale. On retrouve dans les textes la rhétorique orthodoxe anticatholique, mais, parallèlement, des textes catholiques… Ainsi est-il souligné que la notion même de « katechon », aujourd’hui, renvoie à Carl Schmitt, qui lui-même faisait référence à Joseph de Maistre, Bonald et Donoso-Cortès. On remarque aussi que l’article qui recense de longues citations patristiques sur la notion de katechon fait une très large place aux pères latins, à commencer par Tertullien, saint Jérôme, saint Augustin, et d’autres beaucoup moins connus. Enfin Katehon souhaite évidemment que l’Occident arrête ses errements et retrouve le chemin de sa propre tradition, et l’on y voit une grande sympathie pour Donald Trump considéré comme un katechon typiquement américain…

A Pâques 2016 Katehon avait publié ce texte en anglais :

En ces temps difficiles, être un chrétien fervent en Occident est devenu un véritable martyre. Les peuples d'Europe et d'Amérique du Nord se retrouvent entre la trahison de leurs propres gouvernements et une invasion d'étrangers, désireux de détruire ce qui reste de l'Occident.

Les temps difficiles exigent de nous tous un courage audacieux. Seul le retour de l'Europe à ses racines chrétiennes permettra de sauver la civilisation de l'effondrement total. Ce n'est que lorsque la majorité des Occidentaux comprendront que le monde moderne est en train de mourir à cause de sa sécularisation, que le processus de libération commencera. Avant que ce moment n'arrive, nous prions pour que tous les chrétiens restent forts face au mal qui s'approche.

Nous, à Katehon, nous réjouissons avec vous pour la résurrection de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Qu'il vous guide à travers les ténèbres du monde moderne. Il a vaincu l'enfer et nous a sauvés il y a 2000 ans, et il est le seul à pouvoir nous sauver aujourd'hui. Joyeuses Pâques !

Cela dit, du point de vue de la rationalité occidentale, le discours de Katehon est parfois déconcertant...

A la direction de Katehon il y a aussi

Sergueï Glaziev, membre du conseil de la Banque de Russie et de l’Académie russe des sciences, qui s’occupe notamment, à la Commission économique eurasienne, de concevoir – ce qui est en plein dans l’actualité - l’architecture d’un nouveau système monétaire international qui ne serait pas fondé sur le dollar. (Après le référendum en Crimée Glaziev eut l’honneur d’être une des sept premières personnes à être frappées par les sanctions d’Obama : avoirs gelés aux Etats-Unis et interdiction d’entrée sur le sol américain. Il fit remarquer qu’il n’avait jamais eu de biens aux Etats-Unis et qu’il n’avait nullement l’intention de s’y rendre.)

Leonid Rechetnikov, membre du conseil scientifique du ministère des Affaires étrangères et du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, président de la Fondation Héritage, président du conseil de surveillance de Tsargrad-TV, co-fondateur et membre de la direction de L’Aigle bicéphale.

Andrey Klimov, un des principaux dirigeants du parti Russie unie.

Le prince Zourab Chavchavadze, né à Levallois-Perret de parents (géorgiens) qui avaient fui la révolution bolchevique : il est ou a été directeur financier de Malofeev et directeur du collège Saint-Basile-le-Grand. Il avait été photographié en compagnie de Jean-Marie Le Pen à Moscou en 2014.

(Ce jour est le Vendredi Saint dans leur calendrier.)

Ci-après le texte de Konstantin Malofeev présentant Katehon.

La fonction de « celui qui retient » et la pensée stratégique russe

Remarques introductives

V. Malofeev, président du conseil de surveillance du centre analytique "Katehon"

 

Nous portons à votre attention le premier numéro du magazine "Katehon", qui est publié par notre centre d'analyse. Nos objectifs sont assez ambitieux : créer un centre de réflexion stratégique indépendant basé sur l'identité orthodoxe et la priorité de la souveraineté de l'État russe. Nous sommes bien conscients de la difficulté de cette tâche. L'ensemble de l'appareil intellectuel et conceptuel qui sous-tend l'analyse stratégique et géopolitique moderne, prévoyant les grandes tendances des relations internationales, des études politiques et régionales, des études sociologiques et des études comparatives des religions a été créé en Occident, provient des axiomes de la société occidentale et est implicitement orientée spécifiquement vers les intérêts de la civilisation occidentale. Non seulement des think tanks de classe mondiale tels que le CFR (Council on Foreign Relations), Trilateral commission, Rand corporation, Royal Institute of Strategic Studies ou Stratfor, promouvant ouvertement les intérêts des États-Unis et de l'oligarchie mondiale, mais aussi les principaux think tanks de tous les autres, y compris les États non occidentaux (comme les pays arabes, l'Inde, la Chine, etc.) construisent leurs méthodes sur les principes, les critères et les technologies qui ont été développés en Occident. Cela peut être vu comme une sorte de virus conceptuel qui imprègne aujourd'hui toutes les sociétés au niveau de l'élite intellectuelle.

La mission du centre Katehon est de donner un regard en toute indépendance sur les événements qui se déroulent autour de nous en géopolitique, dans les relations internationales, en matière de religion, dans le choc des civilisations, dans le domaine de la sécurité, de l'écologie, de la culture, etc.

Nous comprenons l'indépendance de façon tout à fait spécifique : c'est l'indépendance vis-à-vis de la méthodologie de base et de l'agenda basé sur celle-ci qui nous sont imposés par l'Occident, les libéraux et les structures oligarchiques mondiales.

Pour nous, une civilisation construite sans Dieu, et même contre Dieu et son Église, ne peut être considérée comme normale et acceptable. De la même manière, un système de critères et d'approches qui place les intérêts de l'Occident au premier plan et considère ses valeurs et ses priorités comme universelles ne peut être accepté comme le principal. C'est pourquoi notre centre d'analyse porte le nom de « Katekhon », en grec ὁ κατέχων, qui signifie Celui qui retient. Ce titre dans la tradition byzantine a été donné à l'empereur orthodoxe, dont la tâche principale était de maintenir l'ordre dans le monde et d'empêcher la venue de l'Antéchrist. L'Église et le Royaume sont unis dans cette mission de tenir, préserver, prévenir le chaos et la mort.

Mais cette mission ne peut être accomplie qu'avec le soutien de la pensée. La source et le modèle de la pensée véritablement russe sont pour nous la foi chrétienne, la tradition orthodoxe et l'histoire russe. C'est ce que nous prenons comme ligne directrice, et c'est sous cet angle que nous appréhendons les événements qui se déroulent dans le monde qui nous entoure. Cela signifie que nous regardons l'Occident, l'Orient et nous-mêmes avec un regard orthodoxe russe. Et ce qui lui correspond, nous le soutenons et l'évaluons positivement. Et ce qui le contredit, nous le critiquons et le dénonçons.

Sur la base de ce positionnement, le centre d'analyse "Katehon" et le magazine qui est publié sur sa base avec le même nom sont à l'opposé des centres de stratégie globale qui évaluent le monde et ses processus du point de vue de l'Occident et la construction du Nouvel Ordre Mondial. Du point de vue orthodoxe et russe, un tel Nouvel Ordre Mondial n'est rien d'autre que le royaume de l'Antéchrist, mais c'est à lui qu’est appelé à barrer le chemin celui qui retient, le Katechon.

Ainsi, tout en s'accordant parfois sur la signification objective et l'ampleur de certains processus et événements de la politique mondiale, les évaluations de l'essence et de la signification de ce qui se passe s'avèrent le plus souvent directement opposées. Là où la lumière gagne, les ténèbres échouent et vice versa.

On peut nous demander pourquoi nous combinons la religion et même l'eschatologie avec des choses apparemment aussi prosaïques que la politique, la stratégie, la géopolitique et l'économie. N'est-ce pas un mélange des genres et un syncrétisme ? Mais les discours des prophètes bibliques n'étaient-ils pas du « syncrétisme », liant dans leurs discours et visions le sort des royaumes, et l'état de piété religieuse, et les actions des gouvernants, et la méchanceté des marchands ? Était-ce aussi du "syncrétisme" ?

La séparation de l'esprit et de la matière, de l’idée et du réel, est un produit de la civilisation occidentale des temps modernes. Ainsi que la fameuse séparation des pouvoirs ou la séparation de l'Église et de l'État. À notre avis, c'est une conséquence du déclin et de la dégradation de la société, et non un signe de son progrès ou de son essor. Par conséquent, nous considérons qu'il est parfaitement approprié d'unir le spirituel et le politique, l'ecclésiastique et l'État, le moral et l'économique dans un contexte commun. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut se faire une idée du monde dans lequel nous vivons, dans toute sa plénitude et son ampleur. Et le fait que c'était la norme pour les sociétés antiques et médiévales, que les habitants de Byzance et du tsarisme moscovite, les citoyens de l'Empire, pensaient ainsi, ne fait que nous confirmer dans la justesse de la stratégie que nous avons choisie.

La politique et la géopolitique portent nécessairement une dimension spirituelle et religieuse. De même que la religion et la philosophie contiennent presque toujours quelque chose de politique.

C'est sur cela que notre "Katehon" est basé.